Comme j'en ai parlé il y a peu, David est au Darfour. Le 30 décembre 2006, il écrivait un courriel qu'il m'autorise à retranscrire ici. Je n'en changerai presque rien (j'ai surtout corrigé la mise en page) : il me semble être la source d'informations que nos média en tous genres sont si avares à nous donner... David refuse qu'on le dise courageux : je trouve juste qu'il rayonne de sincérité et de générosité. Foie gras et saumon... Menu traditionnel d'une célébration de Noël en France et un peu partout en Europe... Et bien croyez le ou non, chers amis, ce fut aussi notre menu, à nous pauvres humanitaires, au fin fond de notre oasis du Darfour Ouest, à quelques kilomètres de la frontière tchadienne en cette soirée du 24 décembre ! Eh oui, même jusqu'ici, les classiques gastronomiques de la saison nous sont parvenus ! Précisons que je suis à Zalingey pour deux semaines, je réintègre El Fasher, mon "chez moi" aussi incroyable que cela puisse paraître, dans une semaine...
Ce fût un Noël bien particulier, il faut bien le reconnaitre, peu de neige (enfin, pas du tout), aucune décoration, pas de sapin, pas de père Noël ni même de lutins, aucune bougie à l'horizon, pas d'huitres, de dindes ou de papiers cadeaux aux coloris fluo, rien, rien, rien de ce qui fait et ce qui a fait Noël pour vous ! Noël au Darfour ? Eh bien, ça passe plus ou moins inaperçu parmi la population, seuls nos collègues soudanais voulant s'associer à l'esprit nous ont souhaité un Joyeux Noël, ce qui semblait avoir autant de sens à leur yeux que s'ils nous souhaitaient un bon appétit ! Mais l'idée y était... Et un soir de 24 décembre à Zalingey, nous étions 6 autour de la table, ayant su chacun d'entre nous, mettre de côté quelques denrées rares reçues d'Europe par colis, afin de les partager autour de la table ! Quelle drôle de soirée... La chaleur nous avait envahi toute la journée, sans parler du sable alentours qui nous rappelle à chaque minute où nous sommes... Et le soir même, nous nous souhaitions Joyeux Noël !
Peu de fantaisies donc si ce n'est celle de ma collègue... Le hasard est parfois surprenant et j'ai passé Noël assis à la table de l'arrière petite fille de l'un des découvreurs du tombeau de Toutankhamon... Si si, je vous assure ! J'ai donc passé la soirée à écouter les folies de sa grand-mère qui avait suivi son père à l'époque... Il se trouve également que le père de celle-ci a été le petit ami de Christine Ockrent, la vie n'est elle pas formidable ? :) On essaie de partir loin de la civilisation dans laquelle on a grandi, on se coupe des routes, des systèmes d'information connus et de la modernité ambiante pour se retrouver à passer Noël à papoter des amours d'une journaliste française ! La vie au Darfour n'est plus ce qu'elle était...
Qu'est-ce que la vie au Darfour me demanderiez-vous ? Les quelques conversations, emails, messages que j'ai pu recevoir de quelques uns d'entre vous m'ont vite fait comprendre que peu de mes amis réussissent à s'imaginer ce qu'est mon quotidien... Et sans évidemment les blâmer une seconde, je sais pertinemment que ce vide visuel n'arrange en rien le sentiment d'inquiétude... Certains d'entre vous sont inquiets et je le comprends. A vrai dire, je ne peux et ne veux jouer à Superman, je ne suis pas Alice et ne suis pas au pays des merveilles, je suis au Darfour, une province soudanaise en guerre civile depuis 2003 et vouée à la misère depuis trop longtemps. Le résultat est simple : des soldats partout, de la pauvreté évidemment, rajoutez-y une bonne dose d'armes et de kalashnikov (tchadiennes ou lybiennes, à vous de choisir!) et enlevez tout espoir, vous obtiendrez la vie des habitants du Darfour... Certes, cela ne se voit pas forcément au premier abord, on peut aller se promener sur les marchés, on y trouve des étals plutôt bien remplis, les même légumes typiques rangés par petits paquets selon leur taille, des pommes de terre, des tomates, beaucoup d'oignons, de citrons verts, de cacahuètes ainsi que de petits sachets de pate de cacachuète... Et avec un peu de chance des oeufs ! Je passe rarement près de la viande, car posée à même les étals sans aucune précaution d'hygiène, elle renvoit généralement des odeurs que je préfère éviter ! :) Les gens sont généralement souriants sur le marché, curieux de voir un blanc se promener, les gamins quant à eux regardent beaucoup, certains me saluent, d'autres s'aventurent même à me serrer la main et une fois le forfait accompli reviennent en vainqueur auprès de leurs copains... C'est assez amusant, les vieux généralement nous font un signe de la main, ils savent trop bien l'importance de la présence des étrangers sur leur sol...
Car oui, les ONG font du boulot ici... Aux heures de doute, je me demande souvent l'intérêt de ma présence ici, aux heures les plus réjouissantes (les plus fréquentes je précise), je réalise tout ce que nous faisons, le CICR notamment (suivi des prisonniers et assurance du respect du droit humanitaire, promotion de ce même droit international humanitaire auprès des combattants, rebels comme gouvernementaux, réconciliations familiales ou comment retrouver un fils ou un frère perdu, vaccinations de masse de troupeaux de chèvres ou de chameaux, construction de puits alimentant en eau des milliers de personnes, etc.) mais aussi beaucoup d'autres, ACF, MSF, MDM, etc... des centaines de gens qui sacrifient leur vie sociale, leur vie personnelle pour venir aider les Soudanais, leur apporter les soins médicaux nécessaires, leur donner la nourriture, un toit, tout ce qu'il y a de plus basique...
Malgré tout cela, malgré ces sacrifices, les humanitaires sont parfois en danger ici, sont la cible d'attaques injustifiées, de vols et parfois pire... Après seulement 2 mois passés ici, j'ai déjà connu cette situation... C'était à Kutum, début décembre... En pleine nuit, à la radio, j'ai entendu l'appel inquiet d'une collègue, dans une maison à 500 mètres à peine, un homme ou plusieurs on ne saura jamais, était dans le jardin. 5 minutes après le premier coup de feu était tiré... s'en sont suivis deux longues heures pendant lesquelles mes deux collègues étaient réfugiés sous leur lit alors que l'homme en question, posté sur le toit, continuait de tirer... De mon coté, avec un autre collègue, nous organisions les secours, la police et je m'occupais du contact avec nos supérieurs... Cela a été très long, pourtant ce n'étaient que deux heures. Et cela s'est fini par un communiqué de presse qui tente de décrire ce qui s'est passé...
Le lendemain, nous avons du fuir, un avion est venu spécialement se poser, au milieu de nulle part, en plein désert car il n'y a pas d'aéroport, nous avons brulé tous les documents importants, j'ai du vider le coffre, et tout cela sous le regard perdu, ahuri et triste de nos collègues soudanais qui eux, ne pouvaient fuir, qui eux ne comprenaient pas ce gâchis, ce temps perdu, ces papiers qui brulaient, cet abandon soudain, cette précipitation, qui eux tentaient de comprendre pourquoi et qui pouvait bien vouloir le départ du CICR (et dans la lignée, de toutes les ONG qui ont quitté la ville le lendemain)... Leurs regards ont été difficiles, leurs questions étaient sans réponse et les miennes n'ont pas cessé encore aujourd'hui... Epreuve difficile je dois reconnaitre. Aujourd'hui, le temps a passé et les sensations s'estompent... Hélas, les regards, eux, restent...
Les coups de feu ont retenti ce matin, dès 7h je crois bien... Juste avant, c'était l'imam à la voix enrouée qui appelait à la prière... Ca y est, ce sont les fêtes de l'Aid qui commencent alors pour célébrer cela, on tire... on lance les pétards, les même que chez nous, sauf que chaque détonation peut être mauvais signe ici... Alors, on reste sur ses gardes, on sort peu. Malgré cela, les gens sont calmes ici, la ville est sous contrôle gouvernemental et les quelques 40000 réfugiés qui l'entourent, à quelques kilomètres d'ici, ne semblent pas vouloir s'agiter. La vie continue, malgré tout... Le Soudan, le Darfour, on en parle toujours un peu mais jamais vraiment... Pas la une des journaux, pas d'intervention, le gouvernement se joue et se moque des nations en acceptant puis refusant puis acceptant à nouveau les soldats onusiens, un jour il promet un bain de sang au moindre casque bleu, le lendemain, il envisage une coopération avec l'Union Africaine... Mais pas de pétrole au Darfour, des voisins encombrants, un Tchad, une Lybie, une République Centrafricaine qui ne demandent qu'à s'embraser, finalement, il n'y a que des gens au Darfour, rien de si intéressant qu'on ne veuille provoquer la mise à feu de toute la région...
Alors, rien ne se passe, personne ne vient voir, sauf peut-etre Douste-Blazy qui a passé trois heures dans le coin, sauf l'envoyé spécial de Kofi Annan qui a, par ses propos, énervé bien des Soudanais... Et les ONG restent, font leur boulot et se font attaquer, après Kutum début décembre, elles ont toutes évacué Gereida la semaine dernière, à nouveau, des attaques, des coups de feu, des menaces... Pour qui se bat-on ? Pour qui se battent-ils ?
Paradoxalement, je sais que ma présence ici est justifiée, les rires avec mes collègues soudanais, le sourire de la jeune Fatima qui nettoie mon bureau le matin, les remerciements de Hamid quand je lui explique comment fonctionne Word, le regard de Magid quand il se rend compte que je m'occupe de ses collègues... Tout cela fait qu'il y a une raison à ma présence, certes, je ne visite pas de prison, je ne vaccine pas de chèvres et ne m'occupe pas de femmes violées, mais sans administrateur, sans mon travail, rien ne pourrait se faire, alors si je n'apporte pas la matière première, j'apporte le support, j'apporte mon savoir-faire pour que le projet tourne, pour que les gens bénéficient de l'aide nécessaire en attendant que leur gouvernement le fasse... Les sacrifices personnels que je dois faire et que je vous impose me semblent justifiés... Et rien que pour cela, je ne partirai pas malgré les conditions parfois difficiles.
Alors, après Noël à Zalingey, une année 2007 qui arrive, faisons en sorte qu'elle nous offre le meilleur et enfin un peu d'espoir. Merci de m'avoir lu, ça me fait du bien de me confier, à chaque nouvelle phrase, c'est un de vos visages qui apparaît à mon esprit... et j'ai besoin de vous dire pourquoi je suis là, ce que j'y fais. Justifier ma présence ? Expliquer ma fuite ? Comprendre ma quête ? Peut-être... mais toujours avec vous...
Mes pensées les plus sincères et les plus chaleureuses pour tous,
David